Tulipe de Philippe Charles vue par Yan Ciret

Publié le par Instants Vidéo

Tulipe, une installation vidéo de Philippe Charles, présentée dans le cadre des 23es Instants Vidéo à la Friche de la Belle de Mai (Marseille) du 10 au 14 novembre. En partenariat avec ZINC et SFT.

 

Tulipe la performance de vivre

 

 

Le monde de Tulipe s’ouvre sur un désert de sable et de bitume et se clôt sur une forêt originelle, une nuit traversée d’éclats de lumières. De ces images d’un non lieu d’abandon à celles transfigurées dans la nuit, il se passe ce qu’il faut bien appeler un cycle de la survie. Des corps, des espaces, la latitude des possibles entre les deux, mais surtout leur passage vers un au-delà d’eux-mêmes. 

 

Où suis-je à ma place dans la distance humaine ? Comment fabriquer, construire, investir le monde matériel ? Ces variables sont sujettes à des métamorphoses, des rites initiatiques, des exercices aussi spirituels que corporels. La survie prend dans Tulipe, ses deux sens, c’est-à-dire l’acception littérale de survivre, mais tout autant « la vie en excès ». Ces deux termes se rejoignent, se croisent, pour finir par ne plus faire qu’un à la fin des fins de cette odyssée.

 

Le triptyque a un sens, une destination, venu de la peinture classique sacrée, il était les trois états du corps sublime, vivant, mortel, ressuscité et glorieux.  L’usage de cette antique tradition, Philippe Charles va le détourner pour en reprendre le dispositif des « images qui viennent en même temps » de la trinité. Mais pour en faire une série de cadrages, de montages performatifs, qu’est-ce qu’il y a de plus dur que de « survivre » sous un pont dans le dénuement le plus total ? Et dans le même temps Tulipe défigure et reconfigure, graphiquement, la tentative de Gary Stevens d’épuiser l’espace habité. 

 

Cette performance devient un tracé elliptique, qui donne un point de vue sur les conditions élémentaires de la survie. Une mise en série des noms du lieu, tandis que les paroles « sans abri » donnent corps à une vérité qui dépasse le simple documentaire. Inscrites sur l’écran, en contre-champs immédiat, leur valeur iconique devient transparente. Un univers mythologique se met en place, une narration symbolique, l’eau, le feu, le pont, la guerre des Balkans transfigurent la coercition sociale.

 

Les reliques pauvres, les déchets dérisoires,  (plus précisément celles du monde de la pauvreté, qui n’est pas la misère) confluent plus que ne cohabitent avec les scènes fortement teintées par la violence intime ou primitive. Le lynchage de l’homme-agneau, ce bouc émissaire, qui s’insert comme la victime innocente, devient métaphore d’un langage que Tulipe restitue avec son « parlé » déficient et au sens propre aussi naissant que celui d’un enfant Robinson dans cet habitat, à ciel ouvert.

 

C’est l’autre versant que Philippe Charles montre avec des moyens empruntés à des registres qu’il interfère, les fleurs (la peinture), l’anatomie (le cinéma des origines), le dehors et le dedans, la vie en soi (l’intime) et la vie hors de soi (la communauté). Il y a là un effet de glissement, d’interposition, de calques se superposant, qui donne la force visuelle, dynamique interne à Tulipe. Si on ne la perçoit pas d’emblée, un sentiment « d’obscène » peut survenir, c’est-à-dire que ces « mixages » amènent ce qui est généralement mis « hors scène » (on ne voit pas les exclus qui parlent). La cruauté physique apposée à une performance esthétique, elle-même le contre-point d’un document sur (ou plutôt avec) les laissés pour compte, prend le risque du mélange des genres.

 

Alors, que c’est toute la beauté innocente de ce triptyque que de faire cheminer, un processus de sublimation (par la parole, par l’écriture, par le motif floral). Comme avance cet animal larvaire, dénué de toute intention, sauf celle de sa propre transformation en étoiles filantes à travers l’obscure nuée. Il synthétise ce monde d’avant l’homme, et d’après lui, l’intercession des genres, des sexes. La cité moderne qui le voit passer, là encore lui donne un cadre mythologique : animal biblique et jouet vivant rescapé du Déluge. Il incarne les commencements et les fins, l’immuable et le changeant, le transgenre par-delà de la différence sexuelle (d’où son aspect comique et inquiétant).

 

Ce trouble que provoque Tulipe vient qu’il filme et juxtapose l’interstice, le transitoire, les contraires, mettant de l’un dans l’autre, et plus troublant encore en les mettant sur le même plan. C’est sans doute le vrai sujet de ces quatre films réunis en trois plans, la performance de vivre n’est que communication, au sens fort du terme. Les scènes de sado-masochisme, la découverte de l’impudeur, la sexualité de manière générale, sont des « engendrements » de communication. Vivre, c’est communiquer, et le travail de l’art consiste en ces élégies de la mutation perpétuelle des formes de vie. En ce sens, Tulipe rassemble les vérités élémentaires auxquelles nous sommes tous confrontés, que faisons-nous du corps des autres ? Qui prend charge de nous ? La réciprocité des désirs n’est-elle que l’autre nom de la fin du monde ? Pourquoi aller vers la mort, alors que naître doit nous occuper chaque jour ? Philippe Charles trouve la plasticité spatiale de ces interrogations, sans leur donner un sens directement politique, mais sa fresque invente un regard dont la profondeur éclaire notre énigmatique présence au monde.

 

Yan Ciret

 

 

 

 

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